Histoire de Jules Salczer

Mort le 5 avril in utero – né le 18 mai 2005

 

Ce texte  a été écrit pour sensibiliser le médiateur de la république

 

Le début de ma 3ème grossesse date de mi-décembre 2004. 1èreéchographie drôle et émouvante : il a le hoquet tout le long ! Nos deux filles (3 et 5 ans) sont ravies de voir le ventre de maman s’arrondir.

Tout se passe bien jusqu’à ce que nous recevions les mauvais résultats des tests sanguins effectués pour détecter une éventuelle trisomie. Comme à chaque grossesse, nous avions fait la prise de sang, par acquis de conscience plus que par réelle angoisse. 

La décision de faire l’amniocentèse pour vérifier si tout est normal est douloureuse à prendre…Notre enfant commence à bouger. Le risque d’une trisomie est près de 2 fois plus élevé que celui de perdre le bébé (seulement 0.5%). Comme le dit notre gynécologue, il s’agit de choisir entre deux risques, nous choisissons mathématiquement le plus petit et nous mettons dans les mains d’un expert de ce geste.

L’amniocentèse a lieu le 5 avril 2005, sans problème particulier. A la sortie de la clinique, le cœur de notre enfant bat toujours.

Nous ne savons pas encore que nous l’entendons pour la dernière fois.

 

Le lendemain, je consulte en urgence mon généraliste car je ressens un écoulement inhabituel. L’examen est normal. S’il n’entend pas le cœur du bébé, c’est qu’il n’est pas outillé : il se montre rassurant et me conseille de consulter à nouveau si d’autres signes apparaissaient. Notre tout-petit continue de bouger mais seulement comme une masse sans coup de poings ni coup de pieds. Chaque grossesse étant différente, je tâche de ne pas m’inquiéter…

Résultat de l’amniocentèse 15 jours plus tard : « C’est un garçon, tout est normal. ». J’entends: « Il est vivant » : Grande joie ! Grande émotion ! Je fais taire mes angoisses.

Nous annonçons la grossesse… Je commence secrètement à redouter l’arrivée de la 2ème écho : cet enfant est terriblement calme dans mon ventre. Depuis quelques jours, je me surprends chaque soir avant de m’endormir à cesser de respirer pour tenter de sentir mon petit vivant.

Ce n’est que le vendredi 13 mai 2005, qu’apparaissent de légers saignements : je vois mon enfant recroquevillé et inerte sur l’écran de l’échographie, le gynécologue reste muet… Silence  radio du côté des battements du cœur : notre bébé est mort, depuis déjà  plus d’un mois, à cause de l’amniocentèse.

Je suis seule depuis une semaine, mon mari à l’autre bout de la France : je dois faire face, lui annoncer l’horreur par téléphone et partir chercher les filles à l’école : il n’y a pas le choix, il faut tenir et continuer de vivre mais le gouffre béant de la mort  nous anéantit.

Mon corps savait ce que je ne pouvais me dire et je suis presque soulagée, ce qui redouble ma culpabilité : ce petit n’avait rien demandé, il était en parfaite santé, nous avons décidé l’amniocentèse, nous l’avons tué. Cette responsabilité est lourde. Elle a été insupportable à l’annonce de la mort et dans les deux jours suivants.

La haine devant l’injustice de ce qui arrive à notre enfant nous submerge. Nous tombons dans le piège qui consiste à trouver un bouc émissaire : la médecine est coupable d’un excès de zèle, le laboratoire d’avoir mal effectué les tests sanguins, le gynécologue d’avoir raté son geste, le médecin de m’avoir rassurée à tort, la société de ne pas tolérer les trisomiques, le destin…C’est une spirale sans fin.

J’apprends que je vais devoir accoucher et je n’en reviens pas : ne peut-on pas m’éviter un tel calvaire ?

Le lundi de ce week-end de pentecôte est « nouvellement travaillé », mais la grève du personnel hospitalier empêche en fait le bon fonctionnement de la maternité. Il n’est possible d’accoucher dans de bonnes conditions que le mercredi suivant, soit 5 jours après la nouvelle de son décès. Notre entourage trouve inhumain de laisser cet enfant mort dans mon ventre si longtemps. Et pourtant, quelle chance !

 

5 jours incroyables, denses et émouvants qui nous ont transformés à jamais : un deuil express, une leçon de vie d’une force étonnante.

 

Dans un premier temps, le gynécologue nous explique qu’il n’est pas possible de récupérer le corps mais qu’il serait souhaitable de le voir si nous nous sentons la force de le faire.

Le chemin est long entre l’idée première qu’il faut en finir au plus vite et la pensée que peut-être on sera capable de le voir ou même de le toucher…

Nous nous renseignons sur la loi, grâce à des associations comme l’enfant sans nom et nous découvrons le couperet des 22 Semaines d’Aménorrhée (SA) ou 500 grammes de l’enfant, correspondant au seuil de viabilité de l’OMS.

Quand l’enfant est né mort avant, nous, parents, n’avons droit à rien : aucun acte à l’état civil, pas d’inscription sur le livret de famille, impossible de récupérer le corps pour l’inhumer.

Que fait-on du corps, que devient-il lorsqu’il est laissé aux bons soins de l’hôpital ?Le résultat de ces recherches sur Internet est terrible : ces enfants sont considérés comme des déchets anatomiques et traités comme tels dans la plupart des cas puisqu’ils n’ont aucun statut juridique : ils ne sont rien !

Or nous ignorons ce qui fait foi dans notre cas particulier : est-ce le fait qu’il est mort à 18 SA ou qu’il va naître à 23 ? Pourra-t-il être considéré comme viable du seul fait de sa naissance ?

Le médecin réserve sa réponse car il ne connaît pas bien la législation (ni l’existence de la circulaire de 2001 abaissant le seuil de viabilité à 22 SA : elle était fixée auparavant à 28). C’est Maryse Dumoulin de l’association Vivre son deuil- Nord Pas-de-Calais qui nous délivre de ce suspens, c’est bien la naissance qui compte : nous allons pouvoir lui donner un prénom, l’inscrire sur notre livret de famille comme notre troisième enfant, récupérer son corps pour le mettre en lieu sûr. J’en pleure de joie !

Nous voilà en quête d’un endroit digne de notre petit Jules : ça y est, nous arrivons à l’appeler par le prénom choisi sans craquer à chaque fois. Ce n’est plus « le bébé », c’est « petit Jules », voire « p’tit Julot » pour les intimes.

S’ensuit une tournée surréaliste des cimetières et des pompes funèbres avec mon ventre arrondi. Nous sommes conseillés par une personne formidable au cimetière : grâce à elle, nous dessinons les contours de ce que nous voulons pour notre jules et inventons notre propre rite. Entre une orthodoxe non pratiquante et un agnostique convaincu, nous optons pour du tout nouveau : une crémation, un jardin cinéraire dont le concept est tout neuf, pas de tombe mais juste une stèle à inventer et des plantes sous lesquelles enterrer notre urne…du sur-mesure. Nous avons dépassé l’horreur et accepté d’accompagner notre enfant jusqu’au bout de son tout petit chemin : cet endroit est pour lui, nous l’avons choisi avec amour.

Nous sommes prêts à l’accueillir et à vivre le moment intense et douloureux de son accouchement dans la sérénité. L’équipe des sages-femmes est formidable : elles sont présentes et écoutent avec bienveillance ; la veille, une psychologue proposée par la clinique nous rend visite et nous aide beaucoup.

J’insère ici le texte que j’ai griffonné dans ma chambre quelques heures avant d’accoucher : nous sommes bien dans une maternité et ça braille toute la nuit!

« C’est un grand jour, plus triste mais aussi émouvant que pour nos deux premiers enfants. En donnant naissance à cet enfant Jules, même sans vie, nous l’inscrivons dans la vie. Il est notre tout petit pour la vie.

La fatalité n’est pas de perdre notre enfant, la fatalité serait de ne pas savoir le vivre. Nous sommes sur le point de vaincre la fatalité, il nous en libère.

Jules ne paye pas le prix de cette sérénité, il nous la révèle : la mort fait partie de la vie, nous en faisons la douloureuse expérience et nous l’acceptons.

Accepter la mort dans la vie, c’est savoir vivre. C’est une grande joie de se découvrir si sage ! Je comprends le sens du mot sage-femme : celle qui accueille la vie et la mort pareillement.

Pour y parvenir, le secret, c’est l’amour. C’est ce que me souffle plaidoyer pour le bonheur (!) de Mathieu Ricard que je suis en train de lire. L’amour de cet enfant même mort dans mon ventre, l’amour qui nous lie pour la vie Bertrand et moi, l’amour de nos filles chéries, l’amour pour ces bébés qui ont piaillé toute la nuit, l’amour et la compassion pour ceux qui souffrent.

Ça n’est pas triste, c’est plein de joie. Jules Salczer, ça sonne vainqueur !

Tout de suite, maintenant, je n’ai plus peur.

Mercredi 18 mai 2005 dans la nuit, avant l’accouchement de Jules (3h du matin). »

L’accouchement se passe au mieux et je vis ces contractions tant redoutées avec le certitude qu’elles me rapprochent plus d’une naissance que d’une mort. Bertrand est là, si présent et si fort : nous vivons ces moments ensemble et chaque étape nous rapproche un peu plus.

A la vue de notre tout petit, notre gynécologue émet des réticences soudaines sur la nécessité de le voir : rien ne nous fera changer d’avis et ne nous empêchera de vivre ce beau rendez-vous avec notre enfant.

L’élan d’amour qui nous a submergé lorsque nous avons pu le tenir dans nos bras ! Il était si petit qu’il tenait dans la main mais il était déjà complètement formé : la perfection d’une si petite oreille, d’une main, d’un petit pied…La vie est incroyable. Malgré son séjour prolongé mort dans mon ventre et sa toute petite taille, il était magnifique.

Nous avons eu la chance d’avoir le temps de nous y préparer, ce que d’autres parents n’ont pas forcément.

Bertrand est même rentré à la maison chercher l’appareil photo : nous voulions garder une trace de ce moment intense avec lui. Quelques jours auparavant, cette idée m’aurait paru indécente et pourtant tout cela s’est passé si naturellement…

 

L’enterrement le 20 mai reste gravé comme un moment de lumière et de paix :

Nous avons récupéré notre enfant au service funéraire du CHU où l’autopsie avait été réalisée. Il était déjà dans son cercueil, nous avions décidé de ne pas le revoir même si nous avions dit le contraire pour être sûrs qu’il soit traité dignement. Nous l’avons accompagné jusqu’au crématorium en suivant le corbillard. Une fois le cercueil dans la salle de recueillement, nous sommes restés un long moment tous les deux côte à côte près de lui, sans musique, seuls autour de notre Jules et un amour incommensurable dans le cœur. Les mots et les silences sont venus comme des évidences.

C’est serein et heureux que nous avons passé une heure et demi, temps de la crémation, à nous promener dans le cimetière attenant en imaginant notre petit Jules «vanish in the air» : chaque tombe, chaque histoire nous parlaient.

Je me suis surprise à chanter en voyant une pie : «Y’a une pie dans l’poirier, j’entends la pie qui chante…». Plus de larmes, plus de tristesse mais une grande paix, un amour pour la vie, pour l’instant d’éternité vécu.

Comment oublier cela ?

Nous repartons fièrement avec notre urne que je tiens sur mes genoux dans la voiture et que je caresse, comme un ventre de femme enceinte que je n’ai plus. Arrivé au cimetière, c’est Bertrand qui la portera sous l’allée de grands arbres centenaires jusqu’à son coin de verdure.

L’accompagnement des pompes funèbres, du personnel du crématorium et du cimetière est respectueux de notre douleur. Cela nous aide et nous touche.

Le moment de la déposer en terre est arrivé. Nous jetons deux petits cailloux qui viennent de notre maison : nos filles adorent par dessus tout les choisir et les offrent régulièrement comme des cadeaux précieux.

Le fossoyeur dépose l’urne dans le trou et la décale sur le côté. Nous lui demandons de la centrer mais il nous explique qu’il ne peut pas car il y a deux autres places prévues dans la concession, ce que nous ignorions : « c’est super ! », s’écrie-t-on tous les deux. C’est bien la première fois que je pense à ma mort sans peur.

Un dernier tour dans ce cimetière qui nous sera bientôt familier, le temps pour les employés de remettre en place les plantes odorantes qui nous ont tant plu. Nous restons longtemps encore, assis dans l’herbe, devant le petit écriteau qui matérialise sa présence. Il fait beau. Nous allons lui faire une stèle magnifique.

Nous appelons nos proches pour partager avec eux un peu de notre joie si difficile à expliquer. L’amour est partout.

Autant d’émotions, ça creuse ! nous fêtons cette belle journée au restaurant. Nous sommes maintenant prêts pour aller chercher nos filles à la sortie de l’école.

 

 

Notre vie va reprendre avec Jules lové dans notre cœur pour toujours.

Quelque chose de grand est arrivé dans notre vie. Un souffle, un bouleversement, une renaissance.

Merci à toi, petit Jules.

 

 

Octobre 2005

 

 

Voir témoignage anib13.gif "Une maman sans bébé face à l'administration"

 

 

note : Jules a eu un petit frère, Noë, qui l'a rejoint en juillet 2006.

 

 

 

 

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